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Cet article n’a pas pour objet de défendre un camp, mais d’examiner les contradictions de chacun face à la CVA. La gauche et le mouvement syndical, attachés à la défense du salaire et de la cotisation sociale, ont exprimé des réserves sur l’assiette valeur ajoutée. Ces réserves, héritées des débats des années 1990, méritent aujourd’hui d’être revisitées à la lumière de l’histoire économique.
Le malentendu d’origine
Depuis Paul Boccara dans les années 1970 jusqu’à Catherine Mills dans les années 2000, la critique est restée constante : une cotisation assise sur la valeur ajoutée serait instable, manipulable et, surtout, incapable de dire le partage entre salaires et profits.
Cette position s’explique historiquement : la CGT et le PCF ont fait du salaire le socle de la cotisation sociale. Le salaire direct et le salaire socialisé (via les cotisations) étaient pensés comme l’unité indissociable d’un rapport de force avec le capital. Dans ce cadre, l’assiette « salaires » apparaissait comme la seule véritable garantie de socialisation.
Mais cette lecture a un angle mort : elle confond l’instrument de financement (la cotisation) avec l’indicateur du partage (la part salariale dans la VA). La valeur ajoutée n’est peut-être pas un indicateur du partage… mais la cotisation assise sur les salaires n’a pas, elle non plus, empêché la dégradation de ce partage.
Ce que Piketty a montré
Dans Le Capital au XXIe siècle et dans ses séries historiques, Thomas Piketty a mis en évidence un fait dérangeant :
- Après la mise en place des cotisations sociales dans les années 1945–50, les profits (en % de la valeur ajoutée) n’ont pas été durablement amputés.
- Dès les années 1960, le capital avait retrouvé son taux de profit historique.
Autrement dit : les cotisations assises sur les salaires n’ont pas réduit durablement les profits, elles ont simplement été absorbées dans le partage global de la valeur ajoutée.
👉 L’idée que « la cotisation prend au profit » est donc un mythe.
Quand l’assiette salaires s’érode
Or, si la cotisation ne réduit pas les profits, elle est en revanche sensible à l’évolution du partage. Lorsque la part des salaires dans la VA recule — environ dix points perdus depuis 1983 — la ressource des cotisations recule mécaniquement avec elle. Les exonérations massives de cotisations sociales ont accéléré cette tendance, creusant l’écart entre le discours de défense du salaire et la réalité d’un financement de plus en plus fragilisé.
La conséquence est connue : compensation par la fiscalité (CSG, TVA sociale), dépendance accrue au budget de l’État, perte d’autonomie de la Sécurité sociale. Bref, l’assiette salaires n’a pas empêché le recul du travail dans le partage de la valeur ajoutée ; elle l’a accompagné.
La force de l’assiette valeur ajoutée
C’est ici que se renverse l’argument de Mills. Elle reprochait à l’assiette VA de « ne rien dire du partage salaires/profits ». Mais c’est précisément sa force : la cotisation sur la VA ne dépend pas du partage, elle agit en amont.
- Elle prélève une part de la richesse avant qu’elle ne soit répartie en salaires et en profits.
- Elle est neutre et équitable : toutes les entreprises contribuent, y compris celles qui n’ont pas ou peu de salariés (holdings, foncières, GAFAM).
- Elle est résiliente : la cotisation reste stable même si la part des salaires diminue dans la VA.
Autrement dit, la CVA ne décrit pas le partage, mais elle le transforme. Là où la cotisation assise sur les salaires subit le recul du travail, la CVA le neutralise.
Une ironie historique
En restant fixés sur l’assiette salaires, les communistes ont cru défendre la cotisation contre une supposée dérive libérale. En réalité, ils ont laissé le champ libre à des réformes bien plus libérales : la CSG et la TVA sociale, qui elles, ont transformé la cotisation en impôt.
Ironie de l’histoire : l’assiette valeur ajoutée, présentée comme un « cheval de Troie libéral », aurait au contraire protégé la cotisation sociale en la consolidant sur une base plus large, plus stable et moins dépendante du budget de l’État. La fidélité à 1945 n’est pas dans le fétichisme de l’assiette salaires, mais dans la logique de la cotisation comme part socialisée de la valeur ajoutée.
👉 Voilà pourquoi, face aux malentendus qui persistent, il est urgent de rouvrir le débat. La CVA n’est pas une remise en cause du salaire socialisé : elle en est la prolongation. Elle ne menace pas la cotisation, elle la protège.
La méfiance historique envers l’assiette valeur ajoutée reposait sur une erreur d’analyse : croire qu’elle fragiliserait la cotisation, alors qu’elle est au contraire son meilleur rempart. L’assiette « salaires » a accompagné le recul du travail dans la valeur ajoutée et ouvert la voie à la fiscalisation. L’assiette VA, en prélevant en amont du partage, protège la logique de 1945 : une part socialisée de la richesse, stable et autonome, dédiée à la Sécurité sociale.