Cet article n’a pas pour objet de défendre un camp, mais d’examiner les contradictions du débat sur la cotisation sur la valeur ajoutée (CVA).
Depuis trente ans, deux lectures coexistent : celle des réformateurs structurels, et celle des pragmatiques de l’emploi.


Les exonérations : un choix coûteux et limité

Depuis les années 1990, les gouvernements ont fait de la « compétitivité » leur mot d’ordre, justifiant des exonérations massives de cotisations sociales patronales.
L’idée était simple : alléger le coût du travail pour favoriser l’emploi et les exportations.

Edmond Malinvaud, professeur au Collège de France, en a posé les bases dès 1998. Selon lui, les réformes d’assiette (TVA, CSG, CVA) n’auraient qu’un effet limité sur l’emploi global : « une baisse de trois points des cotisations patronales, compensée par une hausse de TVA ou une nouvelle assiette valeur ajoutée, se traduirait par environ 70 000 emplois supplémentaires en dix ans ».

En revanche, un traitement différencié des bas salaires pouvait avoir un effet bien supérieur. Malinvaud insistait : « le barème actuel est trop progressif, entre 1 et 1,3 fois le SMIC ». Et il rappelait la rigidité du coût du travail en bas de l’échelle : « un employeur qui souhaite augmenter de 100 francs le salaire d’un salarié au SMIC doit en fait débourser 300 francs ». Ses modélisations estimaient que des allègements élargis jusqu’à deux SMIC pouvaient générer jusqu’à 300 000 emplois.

Les gouvernements successifs ont suivi cette voie : exonérations sous 1,6 SMIC, puis dispositifs permanents. Mais après trente ans, le constat est amer : ces exonérations coûtent aujourd’hui près de 70 milliards d’euros par an, complexifient le système et fragilisent le financement de la Sécurité sociale, sans effet décisif sur le chômage de masse.


La CVA : une idée structurelle, mais écartée

Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales, présentait la même année une vision différente : la CVA.
Son raisonnement reposait sur plusieurs constats :

  • « La part de la masse salariale dans la valeur ajoutée se réduit constamment sur les quinze dernières années » — de 1980 à 1997, l’écart entre la croissance du PIB et celle de la masse salariale représentait un manque à gagner cumulé de 7 milliards de francs par an.
  • « Notre système de sécurité sociale reste majoritairement financé par des cotisations assises sur les revenus du travail et principalement sur les salaires, ce qui pèse sur le coût du travail et pénalise l’emploi ».
  • « Il serait paradoxal de ne pas suivre, pour les cotisations patronales, le même raisonnement que pour les cotisations salariales et de ne pas tenir compte de tous les éléments qui font la richesse des entreprises ».

Pour lui, la solution était claire : « recourir à la notion de valeur ajoutée comptable déjà utilisée par le code général des impôts ».

Chadelat concluait sans ambiguïté : l’introduction progressive de la valeur ajoutée dans le financement de la Sécurité sociale était « inéluctable et souhaitable », et aucune difficulté technique n’était insoluble.


Un paradoxe politique

Si la CVA répondait aux objectifs affichés par les libéraux (baisse du coût du travail, assiette large, stabilité macroéconomique), pourquoi a-t-elle été systématiquement écartée ?
La réponse est sans doute double :

  • économique : les économistes comme Malinvaud doutaient de son efficacité immédiate sur l’emploi.
  • politique : la CVA restait une cotisation sociale, échappant au pilotage budgétaire de l’État. Les gouvernements ont préféré des instruments fiscaux (CSG, TVA sociale) ou des exonérations pilotables.

La CVA modulée : la seule voie crédible pour le XXIᵉ siècle

Vingt-cinq ans après, l’opposition Malinvaud–Chadelat éclaire encore nos choix actuels.

  • Malinvaud avait raison sur le court terme : les allègements ciblés sur les bas salaires ont eu un effet mesurable, même limité.
  • Chadelat avait raison sur le long terme : la dépendance à la masse salariale est devenue un handicap structurel, rendant inévitable l’élargissement de l’assiette.

Les points de vigilance

Adopter une CVA modulée suppose plusieurs précautions :

  • Calibrage du coefficient k : ajuster finement le barème pour récompenser l’emploi sans fragiliser l’investissement productif.
  • Transition progressive : éviter un choc brutal pour les grands groupes capitalistiques, comme on avait su le faire pour le déplafonnement des cotisations dans les années 1980.
  • Coordination européenne : la CVAE de 2009 a prouvé la compatibilité avec le droit de l’UE, mais une CVA sociale devra s’inscrire dans ce cadre pour éviter toute requalification.
  • Lobbying des grands groupes : la résistance ne sera pas technique mais politique. Les multinationales qui captent une part disproportionnée de la VA chercheront à bloquer une réforme qui les contraindrait à contribuer davantage.

Un cas d’école : Carrefour vs Leclerc

Le contraste entre Carrefour et Leclerc illustre concrètement la logique de la CVA modulée :

  • Carrefour, fortement capitalisé et externalisé, consacre une part importante de sa VA au capital. Pourtant, ses prix en rayon ne sont pas plus compétitifs.
  • Leclerc, plus intensif en emploi et distribuant une plus grande part de sa VA aux salaires, se révèle plus compétitif et plus attractif pour les consommateurs.

La CVA modulée viendrait traduire cette réalité dans le financement social :

  • Leclerc serait allégé,
  • Carrefour contribuerait davantage,
  • et, par extension, les grands groupes comme Bolloré, LVMH, ou les plateformes numériques cesseraient de se soustraire à un effort contributif proportionnel à la richesse qu’ils captent.

Une synthèse des deux visions

La CVA modulée reprend :

  • l’assiette large et stable de Chadelat,
  • le ciblage favorable à l’emploi de Malinvaud,
    tout en corrigeant leurs limites respectives.

Elle n’est pas un compromis mou, mais une synthèse constructive :

  • juste pour les TPE/PME et les entreprises de main-d’œuvre,
  • robuste pour la Sécurité sociale,
  • et cohérente avec les exigences de lisibilité et de compétitivité.

En clair

Si l’on cherche une réforme capable de :

  • sécuriser durablement la protection sociale,
  • récompenser l’emploi plutôt que la rente,
  • et rétablir l’équité contributive entre PME et multinationales,

alors la CVA modulée est la seule réforme crédible pour le XXIᵉ siècle.